QUAND LE QUOTIDIEN CHANGE DE RÈGLES.

Deux histoires vraies montrent comment un geste gratuit peut suffire à briser la logique défensive du “jeu à somme nulle” et modifier une dynamique relationnelle.

Variations autour de Watzlawick avec deux histoires vraies

Pour Paul Watzlawick, nos relations humaines sont souvent prises au piège d’une règle impitoyable : celle des jeux à somme nulle. L’idée sous-jacente est toujours la même : l’autre est potentiellement un adversaire. L’objectif n’est pas tant de dominer que d’éviter d’être la partie perdante. Soit l’on gagne, soit l’on cherche au moins à ne pas perdre, ne serait-ce que pour sauver la face. Et l’autre, en face de vous est généralement prisonnier de la même logique.

Ce n’est donc pas la domination qui est au cœur de ce mécanisme, mais la rigidité du système relationnel. C’est un jeu dont la règle implicite est si puissante qu’il suffit d’un rien; une micro-rupture absurde qui ébranle toute la logique.

Or, il suffit parfois d’un geste, d’une infime perturbation dans ce scénario, pour faire basculer tout ce système bien huilé du jeu à somme nulle. Les anciennes règles peuvent se déverrouiller, créer une rupture comportementale et modifier notre manière de voir le monde.

Pour illustrer cette mécanique, Watzlawick se sert souvent de paraboles. C’est d’ailleurs dans l’une d’elles, tirée de son livre L’ultra-solution ou comment rater sa vie avec méthode où l’on trouve un chapitre remarquable: la réaction en chaîne de gentillesse.

L’histoire d’Amadeo : une déviation du scénario

Watzlawick raconte l’étrange trajectoire d’Amadeo Cacciviallani, un homme pour qui la vie n’était qu’un enchaînement de jeux à somme nulle. Gagner ou perdre était sa seule option. Dans ce monde intérieur que l’on peut qualifier de guerre froide, Amadeo était en état d’alerte permanent, prêtant à autrui les pires intentions, et se réjouissant ouvertement des petits malheurs des autres.

Un jour, alors qu’il gare sa voiture, un passant l’interpelle: « Vous avez laissé vos phares allumés.» Puis l’homme tourne les talons et disparaît aussitôt dans la foule. Amadeo est sur ses gardes et ce geste l’intrigue profondément.

Amadeo est complètement désorienté par ce geste gratuit. Pourquoi cet inconnu l’a-t-il prévenu? Que voulait-il vraiment? Dans son univers centré sur la méfiance, ce geste est complètement absurde! Il se souvient qu’il avait lui-même déjà repéré des voitures restées phares allumés… et il se régalait d’avance de la galère de leurs propriétaires qui devraient faire recharger leur batterie pendant plusieurs heures.

Mine de rien, ce micro-évènement du geste gratuit fissure sa mentalité. À partir de là, Amadeo va emprunter une trajectoire différente de celle du jeu à somme nulle.

Quelques jours plus tard, Amadeo trouve un portefeuille rempli de billets. Son premier réflexe est de se frotter les mains et de vouloir garder l’argent. Mais le souvenir de l’inconnu qui lui avait dit que les phares de sa voiture étaient allumés remonte et devient obsédant.

Alors Amadeo rompt avec son comportement habituel. Il traverse la ville et rapporte l’objet à son propriétaire. Celui-ci est stupéfait qu’on lui ait rendu ce bien. Amadeo refuse même la récompense, un geste incompréhensible pour cet homme, lui aussi prisonnier de la logique du jeu à somme nulle, qu’il n’aurait jamais imaginé agir de la sorte.

Un micro-événement absurde à Deauville, et tout change

L’histoire suivante illustre parfaitement comment une micro-rupture peut dévier le schéma d’un jeu à somme nulle.

Il y a quelques mois, une amie gare sa voiture place Morny, à Deauville, pour faire quelques courses. En revenant, elle ouvre sa portière, qu’elle avait laissée mal fermée, et elle aperçoit sur la banquette arrière un shopping bag d’une célèbre enseigne de cosmétiques. Elle est stupéfaite car elle n’a aucun souvenir d’avoir posé quoi que ce soit à cet endroit.

Elle ouvre le sac et voit qu’il contient des produits cosmétiques de luxe, soigneusement emballés, et au fond du sac un ticket de caisse avec un montant conséquent (plus de 300 €). Elle est interloquée, et en elle-même, elle se dit: « Non… je n’ai jamais acheté ça. »

Et là, les idées les plus invraisemblables se succèdent. Est ce un cadeau déposé volontairement? Une blague? Une mise en scène? Elle va même jusqu’à imaginer une caméra invisible. Aucun scénario ne tient vraiment la route.

C’est simplement ubuesque, et cette absurdité crée une rupture nette dans sa journée. Alors elle la seule chose qui lui paraît logique est de se rendre à l’institut de beauté où elle laisse son numéro de portable.

Quelques heures plus tard, une inconnue laisse un message sur son répondeur et explique le malentendu. Elle avait garé place Morny sa voiture exactement de la même couleur, juste à côté de celle de mon amie, et avait ouvert la portière qui n’était pas fermée. La confusion venait de là. Elle lui propose de la remercier en lui proposant de se rencontrer pour un café, et de récupérer ses achats ainsi. Mon amie décline poliment l’invitation et elle redépose simplement le sac à la boutique.

Quand mon amie a raconté cette anecdote autour d’elle, beaucoup n’ont pas compris son geste. Au contraire, elle a reçu une salve de réflexions qui illustrent la logique dominante du jeu à somme nulle :
« Tu aurais pu tout garder ! »
« Elle n’avait qu’à fermer sa voiture ! »
« Personne n’aurait su que tu avais gardé les produits. »

Comme si, dans un paysage relationnel que nous savons tous saturé de méfiance, un geste gratuit était tout simplement inconcevable. Et pourtant, ce sont souvent ces micro-événements inattendus, absurdes, presque comiques, qui déjouent sans bruit le schéma du jeu à somme nulle.

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BLESSÉS DE L’ÂME : COMPRENDRE LA SOUFFRANCE INVISIBLE DES SOLDATS DE 14-18

La guerre de 14-18 a fait naître, dans la douleur, la compréhension moderne du stress post-traumatique.

Le château de Chambly ut un hôpital de campagne pendant la guerre de 14/18

La guerre de 14-18 bouleversa la psychiatrie. Devant l’afflux de blessés psychiatriques, le service de santé des armées dut se réorganiser. La durée et l’ampleur de la Grande Guerre engendrèrent des troubles de la psyché inconnus jusqu’alors du corps médical. Les médecins ignoraient comment les prendre en charge.
Ces troubles n’étaient rein d’autre que les manifestations du stress post-traumatique, répertorié aujourd’hui dans le DSM et la CIM. Les médecins de l’époque de la Grande Guerre avaient une autre nomenclature et parlaient de l’hypnose des batailles, de la fatigue de guerre et du cafard.

Le principal trouble psychiatrique auquel devaient faire face les médecins était celui de l’obusite. Comment se manifestait-il ?

La Gazette de Souain rapporte des témoignages sur les Poilus souffrant d’obusite:
« Des soldats étaient trouvés accroupis ou pliés en deux, ne se relevaient pas, les yeux écarquillés. Certains sont devenus muets, sourds et même aveugles, sans blessure organique apparente. »

Lorsque les soldats présentaient des symptômes de paralysie, de tremblements, de surdité, des convulsions ou du mutisme, c’était pour la médecine la manifestation d’un désir de fuite. Et c’était considérée comme une forme d’hystérie, cette différente de l’hystérie féminine et propre à la guerre. On était vraiment loin du concept moderne de stress post-traumatique.

Les psychonévroses de guerre bouleversèrent le milieu des aliénistes. Pour les uns, c’était un syndrome post-commotionnel et pour d’autres, « émotion-choc » et rôle de la prédisposition. À l’époque, la « prédisposition » renvoyait surtout aux théories constitutionnelles héritées du XIXᵉ siècle : certains médecins pensaient que des soldats jugés plus « émotifs », issus d’une hérédité fragile ou d’une éducation supposée moins robuste, étaient plus vulnérables aux psychonévroses. Cette vision faisait porter la responsabilité du trouble au soldat lui-même et alimentait l’idée que « seuls les faibles cédaient ». Elle a contribué à légitimer, à tort, des traitements coercitifs.

Le neuropsychiatre toulousain Voivenel parla des troubles de l’émotivité (on dirait aujourd’hui états anxieux), qu’il finalisa dans son concept de « peur morbide acquise ». La peur morbide acquise est une hémorragie de sensibilité. Cet état intervient soit immédiatement après une bataille, soit plus progressivement au fil des mois. Les observations du Dr Voivenel préfigurent déjà certaines caractéristiques du stress post-traumatique figurant dans le DSM et la CIM-10.

Un autre versant du traumatisme de guerre fut celui des Gueules cassées, ces soldats défigurés par les éclats d’obus. Si les chirurgiens pionniers posèrent les bases de la chirurgie maxillo-faciale moderne, la dimension psychique fut longtemps ignorée : l’atteinte de l’image du corps entraînait effondrement narcissique, retrait social et impossibilité de retrouver une place dans la vie civile. Leur souffrance silencieuse rappelait que la guerre blesse autant l’apparence que l’identité, et que la reconstruction physique ne suffit pas à réparer l’impact psychique profond.

Comme les médecins pensaient que ces psychonévroses étaient une forme d’hystérie, ils ne prenaient pas de gants pour les traiter. Le malheureux poilu souffrant d’un état de stress post-traumatique pouvait être « soigné » par la flagellation pour briser sa personnalité. On frappait le soldat de plus en plus fort, avec des paroles faussement rassurantes et en lui faisant ingurgiter de l’eau-de-vie de force. La fameuse gnôle qu’on faisait boire aux soldats au combat.

Le traitement de choc le plus violent de l’époque utilisé pour la névrose de guerre était celui de la faradisation ou de sa variante galvanique à grande échelle. Les médecins partaient de l’idée que les soldats étaient des simulateurs, et qu’il fallait les mettre en face de leur propre couardise avant de les renvoyer au front. Les soldats ne pouvaient pas refuser le traitement, et la coercition physique était employée. On n’hésitait pas à enfermer les patients dans des carcans redresseurs.

Concrètement, voici comment se pratiquait une séance de faradisation: un courant galvanique de 35 milliampères sous 75 volts, en secousses brèves (de 10 à 20 secondes), était administré à l’aide de conducteurs sur les zones sensibles du soldat.

Cette méthode psycho-électrique, comme celle de Roussy et de Lhermitte, comportait plusieurs phases. D’abord la préparation suggestive du patient, puis le « choc psychique » provoqué par l’application douloureuse du courant faradique. Le tout se déroulait dans une atmosphère de discipline militaire implacable, où le soldat devait se soumettre sans protester.

Des infirmiers ont confirmé qu’un certain Dr Kolowsky faradisait les parties génitales ainsi que les bouts des seins. La toute-puissance du médecin, le pouvoir de la blouse blanche et du savoir, la suggestion et le choc électrique constituaient les trois fondamentaux de ce traitement barbare. Il faut le dire sans détour: c’était de la torture. 

Les séances se faisaient en présence d’autres patients afin que leurs hurlements de douleur effraient les autres victimes. Tout cela était censé renforcer l’efficacité de la cure… du moins selon eux.

Il y aurait des différences subtiles entre les méthodes électriques. La palme de la barbarie revient à la méthode de torpillage mise au point par le Dr Clovis Vincent. Elle repose sur le principe de la galvanisation, un courant plus intense que le faradique, envoyé avec des tampons sur les zones sensibles de la surface cutanée. La fin de la guerre sonna le glas du traitement électrique des psychonévroses.

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